Prendre les émeutes de Deido au sérieux !
Prendre
les émeutes de Deido au sérieux !
Par Hans
De Marie HEUNGOUP, Politiste,
FPAE (Cameroun).
Les
émeutes qui ont travaillé le quartier Deido à Douala entre le 31 décembre 2011
et le 5 janvier 2012 constituent un objet social-politique et sociopolitologique à prendre au
sérieux. En effet, la veille du nouvel an 2012, le sieur Eric Money, résidant et
autochtone du quartier Deido à Douala, a été mortellement agressé par un quidam
identifié comme conducteur d’une moto : présumée moto-taxi. Ce meurtre a donné
lieu à des troubles, puis à des émeutes et à une crispation ethno-sociale entre
les habitants de Deido et les conducteurs de motos-taxis ; les
premiers interdisant les seconds d’accès à cette partie de la ville jusqu’à
l’enterrement de la victime, et les seconds se refusant à respecter cette
interdiction. La question au départ de cette réflexion est la suivante :
pourquoi le meurtre du sieur Eric Money a-t-il donné lieu à une crispation
ethno-sociale, alors même que des meurtres suivant ce mode opératoire ont déjà
été perpétrés dans le passé, sans que cela ait été suivi de troubles et
clivages ethno-sociaux ?
En
réalité, les émeutes de janvier 2012 constituent l’in-caché des tensions ethno-sociales
et ethno-politiques du Cameroun. La sociologie des mobilisations de janvier
2012 est indissociable de l’étiologie des conjonctures
critiques[1] et de la
politologie de la case vide[2]
du régime post-6 avril 1984. Cette hypothèse est précisément pertinente si on
étudie la question à partir de l’homologie structurale (version Bourdieu) et la
théorie des systèmes (version Easton). L’étude sociopolitologique de la dynamique émeutière de janvier 2012 sera structurée
en deux parties : l’espace et la dynamique de la conjoncture émeutière (I),
et la sociologie structurelle des catégories en conflit (II).
Espace et dynamique de
la conjoncture émeutière
Penser
les troubles et émeutes de janvier 2012 comme espace et dynamique conjoncturels
revient à interroger le processus émeutier, l’histoire et la géographie émeutières
de Douala, et la gestion sécuritaire des émeutes.
Par
quels processus et dynamique les émeutes de Deido se sont-elles déroulées ?
Elles se sont déroulées de manière discontinue et en trois épisodes.
L’agression mortelle d’Eric Money a eu lieu la nuit du 31 décembre 2011 à 4h30,
au carrefour Eyengue. La conséquence directe a été une mobilisation des
habitants du canton Deido à ce carrefour et au Rond point Deido où la victime
s’est trainée avant de mourir. Vers 8h30, des groupes de jeunes vont occuper différentes
entrées du quartier et interdire toute circulation aux conducteurs de
motos-taxis dans la zone Deido. C’est à ce moment que commencent les premiers
accrochages entre les habitants de Deido et les conducteurs de motos-taxis, qui
refusent de respecter l’interdiction. Ceux-ci vont solliciter l’appui de leurs
collègues de Ndokotti, Grand Moulin, Bonassama, Akwa et Bonakouamouang. En riposte,
les jeunes du quartier Deido vont être rejoints par des jeunes de tout le
canton. Cet épisode a fait un mort (moto-taximan), plusieurs blessés graves,
une cinquantaine de motos, des commerces et des maisons brûlés. C’est le
premier épisode.
Alors
que tout semblait calme, dans la nuit du 2 au 3 janvier, deux nouvelles
agressions à l’entrée Eyengue et l’incendie d’une maison vont rouvrir le
conflit. Au 3 janvier, le conflit se généralise, les discours s’ethnicisent, et
les habitants sont appelés par la chefferie à défendre le
« village ». Dans le même temps, une centaine de motos pénètre la
zone Deido avec des projectiles. Un affrontement important aura lieu au niveau
du village Bonangando. Il sera dispersé par le Groupement mobile d’intervention
(GMI). Un autre affrontement important a lieu au rond point Deido où deux cents
jeunes brûlent une dizaine de motos-taxis. A ce lieu également, le GMI,
l’Equipe spéciale d’intervention rapide (ESIR), la gendarmerie et la
police disperseront, non sans grande peine, les émeutiers. C’est le 2ème
épisode. Le matin du 4 janvier, des personnes à bord de motos vont incendier trois
snack-bars à l’aide de cocktails molotov. Suite à cet incendie, un nouvel
affrontement entre les habitants de Deido et les conducteurs de motos-taxis
aura lieu sur la nouvelle route Bonatéki. Grace aux véhicules anti-émeute, les
forces de l’ordre ramèneront la tranquillité. C’est le 3ème épisode.
L’histoire
et géographie des émeutes de la ville de Douala nous apprennent que les
quartiers Bonabéri, Deido, Ndokotti et New Bell ont toujours été au centre des
mobilisations, protestations et émeutes violentes. Si on remonte aux années
1990, ces espaces sociaux ont été au centre des mobilisations sociopolitiques
en faveur de la démocratie. En 1997, à l’issue des élections présidentielles,
ces quatre quartiers ont été les pépinières des mobilisations contestant le
résultat des élections. En 2008, ces quartiers se sont singulièrement
distingués pendant les « émeutes de la faim ». Il s’agit-là de quartiers
où les populations sont socialisées à l’action mobilisatrice et émeutière. Ceci
explique pourquoi le meurtre d’un natif du quartier Deido par le conducteur
d’une moto (présumée moto-taxi) a pu facilement dégénérer en conflit social entre
les habitants de Deido et les conducteurs de motos-taxis. Outre ce fait
général, commun aux quatre quartiers sus-évoqués, la spécificité du quartier
Deido tient aussi à l’importante industrie du plaisir qu’il abrite : la Rue
de la joie. Ce que la géographie de la criminalité de ce quartier nous apprend,
c’est que les espaces de jouissance, notamment la Rue de la joie, correspondent
aux espaces de criminalité.
Au
sujet de la gestion sécuritaire des émeutes de janvier 2012, deux points
méritent d’être relevés. Il y a d’une part, le poids du GMI et des véhicules
anti-émeute dans le contrôle des foules et la neutralisation de l’émeute ;
d’autre part, le non emploi des armes létales et le non recours à l’armée dans
la gestion de ces émeutes. En effet, au moment où les premières escarmouches
ont eu lieu entre les Deidoboy et les
motos-taximen, les éléments du
commissariat du 4ème arrondissement
et de l’ESIR étaient déjà présents sur les lieux. Mais ils n’ont pas réussi à s’interposer.
Il a fallu attendre l’arrivée de la gendarmerie, et surtout du GMI pour que le calme revienne. Aux 2ème et
3ème épisodes des émeutes, ce sont les véhiculent anti-émeute et le
GMI qui ont stoppé les affrontements qui avaient lieu à Bonatéki et
à Bonangando. Leur usage a été capital pour empêcher les cohortes de motos-taximen venus de Ndokotti, Grand Moulin, Bonassama, Akwa et Bonakouamouang d’entrer à Deido. Si ceux-ci étaient
parvenus à la zone Deido, le conflit se serait probablement aggravé. Le second point
à relever, c’est le non emploi des armes létales et le non recours à l’armée.
C’est un fait suffisamment inédit pour être souligné. Contrairement à leurs
pratiques habituelles, les forces de maintien de l’ordre n’ont pas eu recours
aux armes létales pour gérer ces émeutes. Il est tout autant inédit de
constater que les autorités n’ont pas sollicité l’intervention de l’armée. De
fait, le maintien de l’ordre à l’ère des foules nécessite un bon usage de la psychologie
des foules.[3]
Sociologie structurelle
des catégories en conflit
Les
émeutes de janvier 2012 doivent être comprises comme une crise sociale
horizontale entre deux catégories de cadets
sociaux (au sens de Bayart). Le conflit oppose d’une part les jeunes de
Deido (majoritairement sans emplois), et d’autre part les conducteurs de motos-taxis
(majoritairement jeunes). Ces groupes sociodémographiques sont mêmement
structurés à la mobilisation, à la protestation et aux émeutes. Ils constituent
deux sous champs sociaux homologiques et nomothétiques. Cela se vérifie
précisément lorsqu’on se réfère au processus et à la dynamique de l’émeute. Les
ressources physiques mobilisées, la posture tactique (essentiellement riposter)
et le système d’action des deux groupes sont analogues.
Ces
émeutes traduisent aussi la profondeur de la misère sociale camerounaise et la
conflictogénie de l’environnement social-politique camerounais. Dans cet
environnement, un acte banal et normal
(au sens de Durkheim) est susceptible de dégénérer en crise sociale majeure. Le
mouvement de dépolarisation verticale et de polarisation horizontale de la
colère sociale découle de la case vide
du système préto-présidentiel de
domination politique post-06 avril 1984.[4]
Parce que le noyau dur (au sens de
Sindjoun) est fondé sur un système sécuritaire répressif, la case vide dissuade les populations de
formuler des inputs autrement que
sous forme de motions de soutien et de doléances. C’est cet autoritarisme qui
fait en sorte que la colère sociale, au départ verticale, s’incline
progressivement à l’horizontale. L’anthropologie
de la colère (Cf. Monga) est avant tout une anthropologie du consentement
arraché ; c’est pour cela qu’il n’est pas facile de passer de la déchéance à la dissidence (Cf.
Lado).
La
dimension ethnique n’est pas à négliger dans l’analyse de ce conflit. En effet,
l’ethnicisation de la crise en conflit Bamilékés vs Sawas dévoile l’existence
d’un antagonisme ethnique structurel au Cameroun. Loin d’être conjoncturelles,
les joutes oratoires ethniques qui ont eu cours pendant ce conflit constituent
l’épiphénomène d’un système de gouvernement qui, du président Ahidjo au
président Biya, s’est appuyé sur les rivalités ethno-politiques pour assurer sa
reproduction. Il ne peut y avoir de gouvernement
perpétuel au Cameroun (au sens d’Owona Nguini) sans ethnicisation du jeu
politique. Au-delà des discours d’apaisement des Chefs Sawas, au-delà de la
rhétorique officielle sur l’unité nationale, se niche le sentiment éhonté d’un
en-soi, d’un chez-soi et d’un pour-soi ethniques. Toutefois, cet antagonisme
ethnique est pour l’essentiel construit. C’est de l’ordre de l’habitus,
c’est-à-dire une attitude acquise par le bais de la socialisation et que l’on
contribue inconsciemment à reproduire. Dans le cas d’espèce, la socialisation
dont il est question est avant tout politique et top-dawn. Elle s’exerce à l’insu des gens ordinaires (au sens de Bayart) et ceux-ci la reproduisent par
le biais des socialisations primaire, secondaire et des groupes de pairs.
En
définitive, les émeutes de janvier 2012 qui ont dégénéré en conflit
ethno-social entre les habitants de Deido et les conducteurs de motos-taxis doivent
d’être prises au sérieux. Elles ont opposé deux catégories sociales
structurellement identiques ; ce qui peut expliquer la discontinuité de
leur processus. Ces émeutes sont l’in-caché de la profondeur des tensions
ethniques et de la conflictogénie de l’environnement social et politique
camerounais. Si ces émeutes ne sont pas prises au sérieux, ce pays risque de
faire face à long terme à une vraie conflagration émeutière de types
ethno-social et ethno-politique.
Bibliographie
§ Dobry
Michel, Sociologie des crises politiques,
Paris, PFNSP, 1992, 319 pages.
§ Hans
De Marie Heungoup, Le BIR, la GP et le
pouvoir au Cameroun. Étude du rôle présidentiel, des concepts stratégiques et
d’emploi des forces, Berlin, Éditions universitaires européennes, 152
pages.
§ Gustave
Le Bon, Psychologie des Foules,
Paris, Editions Félix Alcan, 1905, 192 pages.
§ Sindjoun
Luc, L’État ailleurs : entre noyau
dur et case vide, Paris, Economica, 2002, 332 pages.
[1] Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris,
PFNSP, 1992, 319 pages.
[2] Sindjoun Luc, L’Etat ailleurs : entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002, 332 pages.
[3] Gustave Le Bon, Psychologie des Foules, Paris, Editions
Félix Alcan, 1905, 192 pages.
[4] Hans De Marie Heungoup, Le BIR, la GP et le pouvoir au Cameroun.
Etude du rôle présidentiel, des concepts stratégiques et d’emploi des forces,
Berlin, Editions universitaires européennes, 152 pages.