La guerre de Libye à la lumière de la théorie des jeux et l'équilibre de Nash

Par

-         Kifon Émile, Chercheur à l’Institut pour la Gouvernance en Afrique Centrale (IGAC)

-         Hans De Marie Heungoup, Chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale (FPAE);

-         Hassan Njoya, Master de l’ESSEC et Master de l’UCAC.

 

La guerre de Libye constitue un objet d'analyse pour l’économie politique et la stratégie. Si les disciples de Thucydide se demandent quelles sont les causes de la guerre; ceux de Sun Tzu s’interrogent sur les stratégies choisies par les protagonistes pour atteindre leurs buts. La guerre a mis aux prises quatre acteurs: le régime de Kadhafi, le Conseil national de transition (CNT), les pays émergents et l'Occident. Dans ce jeu discret, chacun des acteurs a fait preuve d'un réalisme, conscient de l'idée d'exclusivité mutuelle entre sécurité et insécurité.

Cet article va s'appuyer sur la théorie des jeux. Elle permettra d'analyser les choix des acteurs de la guerre: choix tendus entre un optimum de Pareto et un jeu à somme nulle. L'équilibre de Nash est le point de convergence critique; soit l'équation de satisfaction stratégique de chacun des acteurs. Le théorème de Nash permettra de démêler l'écheveau stratégique de la guerre de Libye sous les prismes de l'économie politique et de la stratégie.

 

Théorème de Nash

 stratégies mixtes

 

A-    L’idée d’exclusivité mutuelle entre sécurité et insécurité

Dans la tradition réaliste hobbesienne, le besoin de sécurité est le déterminant principal du comportement des États sur la scène internationale. De la chute du mur de Berlin (1989) à la crise financière (2008), en passant par les attentats du World trade center (2001), le planisphère sécuritaire a connu des bouleversements importants. Ces bouleversements affectent la sécurité des puissances traditionnelles et réaffectent les ressources sécuritaires à l'échelle planétaire. Le diagnostic géopolitique est clair: les ressources de la planète s'amenuisent; les besoins des États et des populations croissent; et les pays émergents essayent de maximiser leur puissance. Les dirigeants qui font ce constat se posent une question essentielle: comment maximiser la sécurité de leur État? Partant du postulat réaliste que l’accroissement de la sécurité d’un État X entraîne un sentiment d’insécurité chez l’État Y (dilemme de sécurité), alors tout accroissement de la puissance d’un État lambda est perçu par les autres États comme une menace à leur sécurité nationale. Dans cette configuration, la guerre devient une activité normale des États (Hans Morgenthau: 1948) ; la continuation de la politique par d’autres moyens (Clausewitz). Ainsi pensée, l’intervention en Libye se présente alors comme la satisfaction d'un besoin de sécurité énergétique de l’Occident.

 

B-   L’intervention de l'OTAN en Libye: du CNN power au hard power 

Quand l’opportunité rejoint la stratégie, tous les résultats deviennent probants. C’est le cas de la Libye, dont le mouvement social arabe a éclaté le régime du Mouammar Kadhafi. Ces résultats « probants » sont nourris par les arguments des médias occidentaux. Deux éléments entrent dans cette analyse: comment l’OTAN réunit opportunité et stratégie pour (re)définir la géopolitique de l’Afrique du Nord ? Quel est l'impact sur l’ordre des puissances dans cet espace-enjeu?

La méthode des médias occidentaux consiste à caricaturer et à présenter une Libye en désarroi, en quête de liberté, au même titre que les États arabes voisins (Égypte, Tunisie et Syrie). L’opinion publique internationale a été forgée avec le slogan de CNN : Battle For Libya. Cette formule, battle for Libya, entre dans une stratégie médiatique, CNN-effect[1], connue pour sa capacité à fabriquer les opinions.

L’idée d’exclusivité mutuelle entre sécurité et insécurité trouve ici toute sa légitimité en tant que référentiel de la stratégie de l’OTAN, bras séculier de l’Occident. C’est dire que la sécurité de la Lybie apparaît comme un facteur d’insécurité pour l’Occident. Selon cette option théorique, tous les États ne peuvent pas être en sécurité au même moment. À moins qu’ils partagent une communauté de sécurité ou un complexe de sécurité, les gladiateurs du monde s'affrontent sans cesse pour la sécurité de leurs populations. Dès lors, l’intervention des pays membres de l’OTAN dans cette guerre est révélatrice de la croissance du sentiment d’insécurité dans le monde. La France a contribué à 33% avec 6745 sorties, les États-Unis à 16% avec 5005 sorties, le Danemark à 11% avec 705 bombes et 7079 sorties, l’Angleterre à 10% avec 700 sorties et 7223 missions, le Canada à 10% avec 324 sorties, l’Italie à 10% et la Norvège à 10% avec 596 sorties et 6125 missions.[2] Le Qatar, la Suède et les Pays-bas ont participé en fournitures d'avions. La présence des pays réputés pragmatiques et idéalistes tels que la Norvège, les Pays-Bas, le Canada et le Danemark démontre certes une solidarité au sein de l’OTAN, mais aussi l’expansion du sentiment d’insécurité qui les habite ; ce qui les conduit à adopter une posture de plus en plus réaliste, comme en Libye.

 

C-  La guerre de Libye: une offensive contre les BRICS

La guerre en Lybie est une offensive énergétique de l'Occident contre les pays émergents, particulièrement la Chine. Trois raisons peuvent expliquer les abstentions de la Chine et de la Russie lors du vote de la Résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU. Primo, l’investissement chinois en Lybie se trouve essentiellement dans le pétrole et le bâtiment. Sous Kadhafi, la plupart des marchés étaient accordés aux chinois qui étaient les premiers investisseurs sur ce territoire. Secundo, la Chine est en quête de soft-power, être vue comme un pays de paix et de solidarité, afin de disposer d’un avantage symbolique sur l'Occident. Tercio, la Russie est, depuis le fiasco de l’Afghanistan en 1985, prudente en matière d’interventions militaires à l’extérieur de son territoire. Quant au Brésil et à l’Inde ont condamné l’intervention, non seulement parce qu’ils n’y ont pas vu une cause juste, mais aussi parce qu’ils sont en quête de légitimation internationale.

Le rôle stratégique de la Lybie dans la géopolitique du pétrole est imminent. Conscient de ce rôle, le Pentagone considère la Lybie comme le centre de gravité pour le contrôle des ressources énergétiques du continent africain. Jusqu’à l’heure actuelle, la politique étrangère américaine est animée par cette phrase d’Henry Kissinger: « si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez les nations et les groupes de nations ».[3]           

 

D-  Un jeu à rationalité limitée 

Cette guerre a confronté plusieurs stratégies divergentes entre les puissances occidentales et les pays émergents. Il est important d’analyser comment l’ONU a pu être contournée, de même que les propositions de médiation de l’Amérique latine. Au cours de l'intervention libyenne, les enjeux étaient différents entre les grandes puissances. C'est ce qui a entrainé la précipitation et les désaccords au sein de la coalition otanienne. L’intérêt des USA était surtout de s'accaparer du pétrole et de renforcer sa présence en Afrique et dans le monde Arabe. Celui de la France et des autres membres de l'alliance était certes le pétrole, mais aussi le blanchiment de leur image auprès du monde Arabe. Kadhafi était certes un obstacle, mais il fallait la déstabilisation, afin de plonger la Libye dans la dépendance économique et politique.

Ce jeu n’avait pas de règle préalable (ce qui est d’ailleurs le propre de la théorie des jeux), comme ce fut le cas lors de la célèbre crise des missiles de Cuba. L’équilibre de Nash n'a pas pu être atteint parce que, les U Décisions des « joueurs»  étaient bien limités; quoique la théorie considère que les joueurs ont toujours un plan B ou C. Si ce jeu n'avait pas de règles préalables, il n'en n'a pas eu moins des retombées qui influenceront la vie politique en Afrique sahélienne.

Ceci a donné lieu aux combinaisons et arrangements suivants :

-         Agir selon la vertu ou la morale, et ne pas porter atteinte aux biens du peuple libyen ? C'était une option impossible à choisir pour l’Occident.

-         Agir en représentant du monde libre, éliminer Kadhafi pour instaurer la démocratie, sans pour autant spolier le pétrole libyen ? Cette option était davantage impossible à choisir.

-         Se déclarer mutuellement la guerre pour la conquête du trésor africain en général et libyen en particulier ? Cette solution pouvait s'avérer intéressante d'un point de vue réaliste, mais exigerait un coût insupportable: dissuasion nucléaire oblige.

-         Partager équitablement l’or noir libyen entre  les puissances de l'OTAN ? Cette solution paraissait envisageable.

-         Éliminer Kadhafi, plonger la Libye dans la dépendance politique et économique; et se partager les dividendes au prorata de l'effort de guerre. C'est la solution parfaite.

 

Conclusion

Ce texte s'est inspiré de théorie des jeux et l'équilibre de Nash pour analyser la guerre de Libye. Sous les prismes de l'économie politique et de la stratégie, il apparaît que cette guerre a présenté un avantage certain pour le CNT, qui a atteint son objectif de départ: renverser le Colonel Kadhafi. C'est un optimum de Pareto. Dans ce sens, la transition démocratique et la sécurisation du sahel n'apporteront pas davantage à la satisfaction des dirigeants du CNT. Ce jeu discret se présente en revanche comme un jeu à somme nulle pour plusieurs autres protagonistes. Parmi eux: l'occident, les pays émergents et l'ancien régime libyen.



[1] Le CNN-effect est un paradigme dans l’analyse des conflits qui construit la verite et l’acceptable comme ce qui est diffusé par cette chaine de télévision. Le CNN-effect entre dans une logique traditionnelle selon laquelle la la vérité vient de l’Occident.

[3] Idem.



08/11/2011
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